Interview de Philippe Caza

Rencontré par Gildas jaffrennou pendant les utopiales de Nantes le 2 novembre 2002, Philippe Caza a eu la grande gentillesse de bien vouloir répondre à ses questions au sujet du film "Les enfants de la pluie".

 

Gildas Jaffrennou : Tu m'as parlé d'adaptation des dialogues en français pour le film, du fait que la synchronisation des lèvres a été animée pour un texte en anglais. Etait-ce déjà ainsi à l'époque ou tu as travaillé sur Gandahar, ou est-ce une pratique récente en animation ?
Et surtout, par rapport à ton travail d'artiste, qu'éprouves-tu face à une telle contrainte, typiquement commerciale ?

 

Philippe Caza : Je ne sais pas si ça se faisait "avant". Pour Gandahar, je crois me rappeler qu'on avait travaillé directement sur le français, maquette ou voix définitives ? je ne sais plus.

Là, on a fait des voix, en principe définitives, en anglais, d'une part parce que ça aide à la vente, d'autre part les animateurs aiment bien travailler sur de l'anglais, qui swingue plus. Cette fois où je suis dialoguiste, évidemment, c'est perturbant : transpirer sur des dialogues français, les voir traduits plus ou moins bien en anglais, sans pouvoir suivre ce travail, puis les voir repris en main, en français par un spécialiste du doublage... Mais le réalisateur, Philippe Leclerc, a repris ça de très près avec cet adaptateur et j'ai pu suivre ça... Le résultat devrait être un bon mix entre ma propre version, la version anglaise et les idées perso de l'adaptateur. J'ai un minimum d'états d'âme avec ça, c'est avant tout du travail. Ce n'est pas tellement la question de mon écriture à respecter que celle du ton et du rythme du film à ne pas perdre.

 

G.J : Dans ton interview d'Animeland en juillet dernier (1), tu faisais référence à Miyazaki pour indiquer le type de film auquel tu rattaches "Les enfants de la Pluie". Il se trouve que "Laputa, Le château dans le ciel" sort en salles le 15 janvier prochain. Pourrais-tu expliquer ce qui a pu t'inspirer (dans ce film ou dans d'autres), même si il est clair que tu développes de ton côté une oeuvre personnelle ?

 

P.C : Je n'ai pas vu Laputa, je frémis d'impatience ! J'ai vu Nausicaa, Totoro, Porco Rosso, Princesse Mononoké, le voyage de Chihiro... Ah! et puis le Chateau de Cagliostro, très marrant. Je ne sais pas si tout cela m'a influencé, mais c'est en tout cas le niveau de qualité qu'on a posé comme référence. On n'y sera pas vraiment, on n'a pas exactement le même budget et sans doute pas le talent, mais on s'est posé ça comme idéal, question esprit et rythme. Aussi pour réfréner les tendances disneyennes de certains et pour se démarquer de Gandahar, qu'on trouve un peu mou. L'idée, c'est qu'on est un peu sur le même terrain que Miyazaki : des personnages jeunes, une histoire d'aventure avant tout, mais avec des tenants et aboutissants politiques et aussi écologiques et spirituels...

G.J : René Laloux a la réputation d'être un type passionnant et enthousiaste, mais avec qui il est difficile de travailler. Il y a sans doute beaucoup d'exagération, mais que pourrais-tu dire, avec le recul, sur la façon de travailler avec quelqu'un comme Laloux par rapport à Philippe Leclerc ? (sans chercher qui est "meilleur", mais juste sur le plan méthode de travail / relationnel avec toi)

P.C : Il n'y a pas d'exagération. La collaboration avec René a été difficile... et passionnante. Le tout, c'est d'accepter un certain processus créatif où René ne propose pas beaucoup, reste dans un certain flou, attend de vous par contre beaucoup d'idées et d'images et ensuite joue avec, développe et vous demande de nouveaux développements. Moi j'ai plutôt bien marché avec ça, ça pousse à s'engager beaucoup.

Ce qu'il y avait de bien aussi, c'est qu'on a bossé des mois entiers ensemble, seulement nous deux à la table, dans un jeu de ping-pong constant, en dialogue, et sans être trop pressés par le temps ni encombrés par le reste de l'équipe à mettre en place, à superviser. On ne voyait que le dialoguiste Raphaël Cluzel et, sur la fin, la chef décor Sylvaine, avec qui j'ai eu de longs échanges de dialogues et d'images, et l'assistant qui serait ensuite responsable de la supervision de l'animation. C'était Philippe Leclerc, déjà, et il avait déjà du mal à être disponible à l'avance. Par contre une fois dedans, il était engagé à fond. De fait, avec René, en plus du design, j'ai dessiné le story-board, et en A4, ce qui permettait de pousser les plans à presque des lay-outs.

Avec Philippe, ça a été assez différent en ce sens que pour la préproduction, j'étais très seul, scénarisant et designant, n'échangeant avec lui que périodiquement, chaque fois que j'avais une nouvelle mouture du scénario.

Ça tenait surtout au fait qu'il avait des séries à finir et ça à continué au début de la production, où je travaillais avec son assistant Fred Trouillot, le chef décoracteur John Deng, l'équipe design, etc, et que lui, j'avais du mal à le coincer, alors que tout démarrait à la fois et qu'il fallait se multiplier et résoudre beaucoup de choses simultanément !

Mais quelque part ça m'allait aussi, ne serait-ce que parce que, depuis Gandahar, j'ai mûri, et je sais plutôt bien ce que je veux, surtout étant scénariste.

Par contre je ne sais pas forcément bien faire travailler les autres, et lui il sait ! Et question relationnel, je crois qu'on s'est très vite mis d'accord sur l'esprit du film qu'on cherchait, on était donc à 90% sur le même registre et je dirais même que bien souvent, on s'entendait comme larrons en foire. Mon regret est peut-être de n'avoir pas pu participer d'avantage au story-board en collaboration étroite avec lui...

Je crois que l'un comme l'autre m'ont poussé dans mes retranchements, m'ont obligé à aller plus loin, à apprendre encore, et pour moi c'est important.
Et l'un comme l'autre ont dit de moi que la collaboration ne se bloquait jamais, que quand je reçois une suggestion elle se démultiplie, et ça ça me plait !

 

G.J : Depuis Gandahar, aucun film d'animation de SF n'avait été produit en France. Selon toi, est-ce que le fait de faire un film "SF" est un argument plutôt attractif ou plutôt discriminant vis-à-vis du grand public ?

P.C  : Alors ça, je me pose le moins possible ce genre de question. On ne vise pas un public. On ne sait pas ce que c'est que "le grand public". On répond quand même à la demande du producteur et du distributeur que le film soit "tous publics", c'est à dire visible par des enfants de 10 ans et par leur parents, mais sans répondre à une charte de politically correct-chaîne télé. Je sais aussi que la SF (au sens large) est pas mal entrée dans les moeurs, maintenant, et que les parents d'enfants de 10 ans sont de la génération Pilote-Métal Hurlant.
Alors... wait and see...

G.J : Pour "les enfants de la pluie" mais aussi pour Gandahar", ton travail a porté sur la conception graphique des personnages, sur le scénario et les décors. Or la particularité d'un film, c'est bien le fait d'animer les personnages. Mais l'animation est un travail assez différent de l'illustration ou de la conception graphique.
As-tu déjà réalisé toi-même l'animation d'une ou plusieurs séquences [sur Gandahar, ou sur un autre projet] ?
As-tu envie de le faire un jour, ou considères-tu ce type de travail trop différent par nature de ce que tu as l'habitude de faire ?

 

P.C  : Disons que la conception graphique inclut tous les éléments que tu cites, tronche et physique des personnages, costumes, décors et, plus ou moins, participation à la mise en scène.
Mais aussi, et c'est plus difficile à définir, le style : quel genre de trait, quelle stylisation pour traiter l'anatomie, les yeux, les bouches, les oreilles... Dans mon cas, c'est toujours une stylisation à partir du réalisme... ce qui n'est pas le plus facile à imiter pour les designers et animateurs...
L'animation, non, je ne m'y suis jamais frotté. C'est le cas où on peut dire vraiment "C'est un métier !" Il faut un grand sens du mouvement, un grand sens du rythme, une capacité d'analyse poussée.
Moi je suis plutôt un dessinateur statique et synthétique : une case de BD, ça peut représenter une seconde ou 10 minutes et je frémis d'avance à l'idée de faire 24 dessins pour une seconde !

L'envie peut exister, certes, par curiosité et goût de me confronter à des choses nouvelles, mais... je n'ai qu'une vie, alors ça restera un fantasme.

 

G.J : En parcourant ton site, je me suis rendu compte que tu utilises de plus en plus l'ordinateur pour certains aspects de ton travail. J'ai vu il y a quelques jours le film d'animation coréen "Mari Iyagi" de Lee Sung-Gang, qui fait largement usage d'images de synthèse. Qu'en est-il concernant les
techniques d'animation utilisées pour "les enfants de la pluie", dont l'animation est précisément en cours de production en Corée ?

P.C  : A notre stade, c'est à dire un film en 2D, un dessin animé au sens propre, on a utilisé l'ordinateur pour bien des choses : à mon niveau, les recherches couleurs avant tout. Au niveau de la préparation, des tas de petites choses, comme copier-coller différents costumes sur des silhouettes de personnages nus, très utile quand on a beaucoup de figurants. Toute la charte couleurs des personnages, animaux et objets, ainsi que le traitement de leurs ombres. Toutes les recherches de décors ont aussi été faites dans PhotoShop, avec divers bidouillages pour un rendu "peinture".
Au niveau de la réalisation proprement dite, c'est un peu la même chose, en fait : les décors, c'est du photoShop, les animateurs dessinent à la main sur papier, mais la trace et la gouache sur cellulo ont disparu : on scanne les images des animateurs, on cleane, on peut déjà faire le line-test comme ça.

Ensuite le gouachage est numérique. Ça permet des trucs très bien comme la trace couleur : le trait lui même n'est plus noir : une couleur pour la peau, une autre, ou plusieurs pour le costume, etc. Et un rendu des ombres très souple : on peut les faire globalement en transparence sur une couche différente, les flouter ou non et, jusqu'au dernier moment (compositing) règler leur densité et même leur couleur, en fonction de l'ambiance du décor de la scène, par exemple. Non seulement, tout cela est plus léger et plus facile à ranger que des cellulos et des décors papier, mais ça offre d'énormes possibilités créatives. J'ajoute encore les effets de profondeur de champs beaucoup plus riches et faciles à gérer qu'avec une multiplane...

Finalement, le banc-titre lui-même disparait : on compose sur ordi les animations avec les décors et les effets spéciaux, on monte, etc...

On a quand même utilisé de la 3D pour modéliser quelques décors : des lieux architecturaux où devaient se situer des scènes complexes. Les modèles 3D, du filaire juste surfacé, permettaient de balader une caméra virtuelle, comme dans une maquette en carton, choisir des angles, des cadres, en tirer ensuite des images plates qui servaient de base aux décorateurs 2D. (A l'occasion, je commence à utiliser cette méthode en BD... avec quelqu'un pour modéliser, parce que là encore, je n'ai qu'une vie...)

 

G.J : On dit souvent que pour travailler dans l'animation, c'est plus facile si on sait dessiner.
D ans ton cas, est-ce que le fait d'être un dessinateur a eu un impact sur ta façon de concevoir l'histoire ? En particulier, Est-ce que tu t'es imposé certaines limites en terme de complexité scénique ou de diversité des décors ?

P.C : Là, c'est plutôt la question du réalisateur. Philippe Leclerc, lui, dessine et est d'abord animateur, mais aussi meneur d'équipe, monteur, etc, le chef d'orchestre du film, c'est lui. Et c'est donc lui qui a à maîtriser la complexité. (Il gère le budget, aussi, moi pas...)
Mais je suis assez réaliste aussi pour savoir, en fonction des moyens, ce qu'on peut faire ou non. Sur le plan de la diversité des décors, on ne s'est pas retenu. On en a imaginé et même réalisé plus qu'on ne pouvait en utiliser - ce n'est pas ce qui coûte le plus cher.
Le scénario rendait obligatoires des scènes de foule, et ça c'est toujours un problème. Quand on n'est pas très riche, il faut être astucieux et c'est souvent la mise en scène qui va créer du nombre : un travelling latéral sur une foule permet de n'avoir que 3 ou 4 personnages à l'écran à la fois, dont seulement 2 qui bougent, mais à la fin du pano, on en a vu 50 et l'effet de foule y est. C'est un exemple, il y en aurait d'autres. Le son amène aussi beaucoup, pour donner de l'ampleur.
Au plan du dessin, il y a des astuces aussi : tous les miliciens ont un uniforme... et un masque : autant de visages de moins à créer.

Les chevaliers (une quinzaine en tout) ont la même armure, mais dans 3 proportions anatomiques différentes, et tous des heaumes différents - et des têtes différentes quand ils les enlèvent. De même sur d'autres figurants anonymes, il y a 3 anatomies, 3 éléments de costumes permutables, et aux couleurs permutables... finalement on se retrouve avec 20 ou 30 figurants ... Et puis on évite de faire un costume avec 30 couleurs dedans, etc.
J'ai mis des mules aux pieds de l'héroïne, aussi, plutôt que d'avoir à lui dessiner les doigts de pied ! (Pas tellement pour moi, mais pour les animateurs !)
Il y a pas mal de petites choses comme ça, soit de mon propre chef, grâce à une certaine connaissance que j'ai déjà de ce qui est animable ou non, soit, quand je ne suis pas dedans, des discussions, des échanges de dessins, des contre-propositions, etc. Je me mets à l'écoute des contraintes et des besoins des autres, sur un travail comme ça.
Au plan de l'animation aussi, Philippe Leclerc ne demande pas de la virtuosité d'animateur, limite même volontairement l'animation pour plus d'efficacité. (Nous détestons les grimaces et gigottements des derniers Disney)
Mais il va apporter beaucoup de soin à des finesses du jeu d'acteur. Autrement dit, on tâche de compenser le manque de moyens par le maximum de subtilité.

Voilà... Et merci de tes questions.

G J : Merci à toi !

(c) novembre 2002 La 7ème Ombre

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(1) Interview par Fabrice Blin dans Animeland N°83, pages 34 à 36.